Hausse des prix des matières premières : observations complémentaires sur la circulaire du 1er Ministre
Par Jacques Fournier de Laurière, président honoraire de la CAA de Paris et consultant spécialisé en droit des contrats
Retour sur la circulaire Premier Ministre n° 6338/SG relative à l’exécution des contrats de la commande publique, dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières.
Jacques Fournier de Laurière, spécialiste du droit des contrats, apporte des observations complémentaires sur ce texte qui se veut une sorte de « mode d’emploi » à l’attention du monde de la commande publique et privée afin d’orienter les comportements des acheteurs publics de l’Etat et de « sensibiliser les collectivités locales et leurs établissements publics aux règles relatives à l’exécution des contrats de la commande publique. »
1 – La modification des contrats en cours
En premier lieu, la circulaire acte la possibilité pour les parties de modifier les contrats en cours, reprenant les articles R. 2194-5 (marchés publics) et R. 3135-5 (concessions de services publics) du Code de la Commande Publique.
« Le marché peut être modifié lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir. » Article R. 2194-5 du Code de la Commande Publique.
Ce point est particulièrement important puisque cette modification peut atteindre jusqu’à 50% du montant du marché initial (art. R. 2194-3 du CCP) et n’est pas plafonnée pour les contrats de la commande publique conclus par des entités adjudicatrices intervenant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux.
Il n’y a là rien de nouveau puisqu’il s’agit d’un rappel des conditions posées par le Code de la commande publique mais, l’insertion de cette mention dans cette circulaire devrait permettre, aussi bien aux maîtres d’ouvrage publics qu’aux entreprises concernés, de prendre conscience du caractère opérationnel de ces dispositions.
Il apparaît en effet clairement qu’en l’état de la réglementation, l’utilisation de ces articles constitue la base juridique et technique la plus sûre pour aboutir à une prise en compte d’éventuels bouleversements économiques de certains marchés par le biais d’avenants.
Il appartiendra bien évidemment aux entreprises demandeuses d’apporter les preuves nécessaires et précises permettant, au coup par coup, d’apporter la démonstration de ce bouleversement économique. Chaque marché est un cas particulier et aucune approche « forfaitaire » n’est pertinente en la matière.
La circulaire donne quelques exemples d’utilisation de ces articles en indiquant qu’il est possible d’y recourir lorsque la hausse des prix des matières premières a conduit les cocontractants à :
- substituer un matériau à celui prévu initialement et devenu introuvable ou trop cher,
- modifier les quantités ou le périmètre des prestations à fournir,
- aménager les conditions et délais de réalisation des prestations pour pallier les difficultés provoquées par cette situation.
Mais, il ne s’agit nullement d’exemples limitativement énumérés, et tout autre cause de bouleversement économique du marché peut être avancée par les entreprises concernées.
Rappelons par ailleurs que pour anticiper des évolutions de cette nature, le Code de la commande publique autorise, depuis 2016, l’insertion de clauses de réexamen ou tout au moins de revoyure dans les marchés publics en application de l’article R. 2194-1. La circulaire consacre des développements importants à la théorie de l’imprévision et à son application aux contrats administratifs dans la situation actuelle.
2 – L’application de la théorie de l’imprévision
Elle exclut d’office la caractérisation de « force majeure » pour ce qui est une augmentation des prix des matières premières, car, si tel avait été le cas, la théorie de l’imprévision aurait été vidée de toute sa substance.
« L’augmentation des prix ne conduit pas, en elle-même, à une situation de force majeure permettant au titulaire de se soustraire à ses obligations contractuelles. L’idée d’une « force majeure financière » serait d’ailleurs incompatible avec la théorie de l’imprévision, conçue précisément pour assurer la continuité du service public en assurant le titulaire que les conséquences du bouleversement de l’économie du contrat seront, pour l’essentiel, prises en charge par l’administration. » (Point 3 de la circulaire)
Sur ce terrain aussi, cette circulaire n’apporte aucune innovation mais, a le mérite, de récapituler avec clarté les conditions de mise en jeu de la théorie de l’imprévision. Il est toujours bon de rappeler le triple critère constituant ce qu’en commande publique est une imprévision (3° de l’article L. 6 du Code de la Commande Publique) et donne droit à une indemnité au titulaire du contrat :
- un évènement imprévisible
- qui est indépendant de l’action du cocontractant et
- qui entraîne un bouleversement de l’économie du contrat.
Les deux premiers critères étant aisément remplis par les circonstances actuelles (en tout cas pour les contrats conclus avant la crise de la hausse des prix), il convient de se pencher sur le troisième : dans quelle situation sommes-nous en présence d’un bouleversement de l’équilibre du contrat ?
Provenant de la jurisprudence (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n°59928), ce critère doit être examiné cas par cas pour déterminer s’il présente « un déficit suffisamment important et non un simple manque à gagner » selon les termes de la circulaire.
C’est au titulaire du contrat de déterminer et de justifier (preuves précises et tangibles à l’appui) les charges extracontractuelles auxquelles il doit faire face, et ce, en particulier, en comparant son prix de revient et sa marge bénéficiaire au moment où il a remis son offre, et ses débours au cours de l’exécution du marché.
Pour apprécier la réalité d’un bouleversement économique du marché suffisant pour engager la procédure d’imprévision, la circulaire reprend les ordres de grandeur établis par la jurisprudence en ce domaine : la condition d’établissement d’un « bouleversement dans l’équilibre du marché » est valable pour une augmentation du coût d’exécution de 7% pour le titulaire (CAA Marseille, 17 janvier 2008, Société Altagna, n° 05MA00492), mais pas pour une augmentation de 3% de ces coûts (CE 30 novembre 1990, Société Coignet entreprise, n° 53636).
La circulaire rappelle là encore l’état du droit en la matière en se fondant sur l’appréciation de la condition du bouleversement de l’économie du contrat indiquée dans la circulaire du Premier Ministre en date du 20 novembre 1974 (JO du 30 novembre 1974) qui fait toujours autorité aujourd’hui :
« en principe, considérée comme remplie que lorsque les charges extracontractuelles ont atteint environ un quinzième du montant initial HT du marché ou de la tranche. »
Il faut rappeler que ce pourcentage doit être apprécié par rapport au montant total HT du marché dont l’entreprise est titulaire. Ainsi, il est certain que plus le marché est global est plus ce seuil sera difficile à atteindre. D’où l’intérêt noté au point précédent de recourir dans de nombreux cas à l’article 2194-5 du CCP plutôt qu’à la théorie de l’imprévision.
Concernant le montant de l’indemnisation, reprenant là encore la jurisprudence en la matière, la circulaire indique que l’administration ne doit pas la supporter intégralement. Néanmoins, il faut rappeler que le principe de prise en charge des conséquences de la théorie de l’imprévision par le donneur d’ordre public est tout à fait favorable aux entreprises titulaires puisque la partie restant à la charge du titulaire du marché est habituellement fixée – sauf comportements fautifs de ce dernier – à un montant de l’ordre de 15 %.
Dans cette circulaire, le Gouvernement recommande enfin une formalisation de l’indemnisation ainsi décidée par convention liée au contrat et non par avenant ce qui est tout à fait contestable et ne correspond à ce jour à aucune contrainte réglementaire ou décision jurisprudentielle.
3 – Gel des pénalités
A l’instar de la période « covid », la circulaire du 30 mars dernier invite à « une suspension » des pénalités tant que l’approvisionnement « dans des conditions normales » est impossible…
Il faut, à ce titre, remarquer que contrairement aux ordonnances de 2020, il n’est fait aucune obligation aux maîtres d’ouvrages publics de respecter ce gel des pénalités pour une période donnée. Il n’y a donc aucune automaticité d’un report de délais d’exécution. Il appartiendra donc à chaque titulaire d’un marché public qui pourra démontrer le retard pris au regard des contraintes liées aux difficultés d’approvisionnement de faire valoir ses arguments.
Il conviendra donc, pour les différents acteurs, à veiller à une motivation suffisante d’une décision de gel des pénalités pour éviter que la non application des pénalités puisse, dans certains cas, être considérée comme une libéralité illégalement accordée aux entreprises (CE, 19 mars 1971, Sieur Mergui, requête n° 79962).
4 – Insertion d’une clause de révision des prix
La circulaire fait état de la situation où les parties sont exposées à « des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la durée d’exécution des prestations » pour reprendre les termes de l’article R.2112-14 du CCP. Il est ainsi préconisé l’ajout d’une clause de révision des prix indiquant au moins une référence aux indices officiels pour les marchés d’une durée d’exécution de plus de 3 mois.
La circulaire insiste – et c’est un point important – sur le caractère obligatoire de l’insertion de ce type de clause de révision pour l’ensemble des donneurs d’ordre publics sans exception. Pour plus de précision sur ce point, il est possible de se référer à la note publiée par la DAJ Bercy le 18 février 2022 concernant l’application de cet article à tous les bailleurs sociaux quel que soit leur statut juridique :
« les articles R. 2112-8 à R. 2112-14 du CCP relatifs à la forme des prix s’appliquent à tous les pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices. […] Ainsi, les Epic de l’Etat, les personnes publiques sui generis et toutes les personnes morales de droit privé soumises au Code de la commande publique sont tenus, en application de l’article R. 2112-13 du code, de conclure leurs marchés à prix révisables lorsque les parties sont exposées à des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la période d’exécution des prestations ».
Cette circulaire évoque même la « responsabilité » des donneurs d’ordre publics en cas d’absence d’une clause de révision. Pour autant, cette obligation ne s’applique bien sûr pas aux marchés privés.
Ce qui justifie pleinement la demande formulée par les organisations représentatives du BTP d’une loi plus contraignante et plus précise en la matière pour les marchés publics et étendant cette obligation aux marchés privés
5 – Concernant les contrats privés
En dernier lieu, cette circulaire envisage l’application de la théorie de l’imprévision dans les contrats privés. Cette possibilité a été prévue par l’article 1195 du Code Civil pour tous les contrats conclus depuis 2016, mais il a été jugé que ce principe n’était pas d’ordre public et que, par conséquent, une clause contractuelle explicite pouvait en écarter l’application. Dans cette hypothèse le titulaire du marché pourra toujours solliciter le maître d’ouvrage en vue d’une non application de cette clause restrictive mais sans aucune garantie de succès. Le juge judiciaire se refusant par ailleurs à y voir une clause léonine.
Si cette clause restrictive ne figure pas dans le marché, il s’agira pour les parties de renégocier leur contrat pour aboutir à une modification rétablissant l’équilibre économique ou à défaut d’accord des parties à une démarche visant à une résiliation du contrat par le juge compétent.
Jacques Fournier de Laurière, président honoraire de la CAA de Paris © EGF